Patrick Lagadec

Expert international en gestion de crises

Mettre en commun l’ensemble des perceptions du vide pour se poser les bonnes questions face à une situation extrêmement volatile et apprendre aux équipes dirigeantes à sortir du cadre. Entre théorie et pragmatisme, l’analyse de Patrick Lagadec plaide pour une intelligence créatrice et inventive dans la formation des cercles décisionnels à la gestion des crises majeures.

Spécialiste de la gestion du risque et des crises hors cadre, vous intervenez comme consultant sur le pilotage de situations complexes et chaotiques. Détournement d’avion, tempêtes, cyclones, pandémie, que retenez-vous de votre expérience sur le terrain ?

« Quelle que soit la nature des situations qui sortent des cadres habituels, leur pilotage est extrêmement difficile car il demande aux dirigeants la capacité de générer les bonnes questions, avant d’avoir seulement le souci d’aligner les réponses conventionnelles. L’hypothèse se vérifie toujours sur le terrain, comme j’ai pu le constater lors du débriefing du détournement de l’airbus d’Air France à Alger en 1994, auprès de la cellule de crise d’EDF suite aux tempêtes de 1999, à Toronto au cours de l’épidémie de SRAS en 2003, au sud des Etats-Unis après le passage du grand cyclone Katerina en 2005 ou bien encore pour le ministère de la Santé, lors de la pandémie du H1N1 en 2009.

Peu importe le domaine de la crise, ce qui est fondamental et décisif c’est le fait d’être projeté ailleurs et de ne pas succomber à la tentation de plaquer les enseignements d’un événement antérieur pour affronter celui à venir. A chaque fois, la bonne attitude consiste à se demander quelle question on a bien pu oublier de se poser. Prenons l’exemple de la vaccination contre la Covid-19. Aucun gouvernement n’avait envisagé l’éventualité d’une mise sur le marché aussi rapide d’un ou plusieurs vaccins et n’avait élaboré une hypothèse pour gérer ce cas de figure.

Savoir sortir du cadre est la seule piste possible mais elle est extrêmement difficile à ouvrir et inventer pour qui n’a pas une préparation précisément pensée pour ce type de défi, comme j’ai eu l’occasion de l’expliquer récemment, lors d’une intervention pour les Directeurs de crise de l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP) ».

 

Pourquoi est-ce si difficile pour les cercles dirigeants de sortir du cadre ?

« Parce que cette option va à l’encontre de la culture cartésienne des décideurs de tous les pays. La seule suggestion de sortir du cadre est beaucoup plus inquiétante que la perspective d’une déroute ! Elle tétanise les esprits et, pour se protéger, chaque personne, chaque organisation, chaque silo, se bunkérise derrière murailles et fossés. Chaque organisation agit pour sécuriser au mieux son périmètre. Conséquence « normale » : la coordination clamée sur tous les tons devient une exigence aussi inatteignable que terrorisante. Quant à la communication, également proclamée comme centrale, elle devient un exercice rapidement hors de portée, promis à la confusion sur fond de dislocation destructrice.

Cette attitude est parfaitement normale car sortir du cadre est psychologiquement éprouvant et ne s’improvise pas. La psychanalyste et philosophe Nicole Fabre l’explique très bien dans son livre très puissant, intitulé « Descartes, un roman familial » (Esprit du Temps, mars 2021). Elle relève que l’auteur du « Discours de la méthode » a refusé avec une violence inouïe d'examiner la question du vide sur laquelle travaillait Pascal.  "En rejetant si vigoureusement ce concept, écrit Nicole Fabre, Descartes manifeste sous des apparences rationnelles l’angoisse du néant (de la mort ?) et la crainte de perdre la solidité d’un système qui ne tient que parce qu’il n’y demeure aucune faille » (p. 98). Il ne faut à aucun prix, et quoi qu’il en coûte, se laisser toucher par l’hypothèse qu’il pourrait y avoir faille dans le système – sinon, ce serait laisser place à un processus d’écroulement. Nous sommes tous enfants de Descartes dont le système est à la source de notre société rationnelle, forte de règles qui assurent stabilité, fiabilité, prévisibilité – à l’intérieur d’un périmètre bien maîtrisé. Mais qu’en est-il à l’extérieur de ce périmètre ? Que devient alors nos visions, nos logiques de pilotage, notre exercice du leadership ? Clairement, il n’y plus alors de livre du maître ; l’administrateur, qui déjà dû laisser place au gestionnaire, doit prendre l’habit du découvreur. Rude mutation. 

 

Dans ces conditions, comment aborder ces situations de grande volatilité ?

Tout se joue d’emblée sur la capacité du dirigeant à démontrer qu’il est en phase avec ce type de défi. Pour cela, il lui faut être préparé, précisément à pouvoir penser et traiter les situations hors des jardinets du convenu. Pour l’aider, il sera extrêmement utile qu’il ait à ses côtés ce que j’ai nommé Force de Réflexion Rapide – un petit groupe de personnes bien préparées à travailler sur feuille blanche pour clarifier au plus vite, le « De quoi s’agit-il? », les « Pièges », les « Cartographies d’acteurs », les « Combinaisons d’impulsions inventives » pouvant redonner de la puissance et du dynamisme créatif au système. Concrètement, il s’agit bien de s’interroger d’emblée sur la qualification de la situation : c’est l’expérience de l’amiral Thad Allen, envoyé dix jours après l’arrivée du Cyclone Katrina (2005) pour reprendre pied dans le chaos. Son constat : « Ce que je compris en arrivant c’est que nous n’avions rien compris. Ce n’était pas un cyclone, c’était une arme de destruction massive, sans dimension criminelle. »

Et, à tous les niveaux, il faut de nouvelles visions, capacités d’écoute, de mise en lien, de valorisation. C’est par exemple la remarquable gestion du directeur de l’aéroport de La Nouvelle Orléans. Parmi d’innombrables démonstrations d’inventivité, un des ses techniciens lui indique qu’il a retrouvé un puits qui pourra donner de l’eau; certes, elle n’est pas potable, mais elle peut alimenter les toilettes – et avec 10 000 personnes bloquées dans les aérogares, la perte des toilettes signerait la perte de la bataille. 

Lors du cyclone Sandy (2012), le  conseiller spécial du patron de la FEMA (agence fédérale américaine de sécurité civile) monta tout de suite 3 groupes de travail : détection des failles et des erreurs; détection des initiatives émergentes venant des multiples acteurs autres que les acteurs officiels; invention – pour rester en phase avec les exigences d’une crise hors cadre. Bien en phase avec ces mots d’un dirigeant de la Silicon Valley à ses cadres: « Votre champ de responsabilité, désormais, c’est l’inconnu ».

 

 

 

 

Retrouvez le dernier livre de Patrick Lagadec :

http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/Lagadec-LeTempsdelInvention.pdf

Bio express

Ancien directeur de recherche à l’Ecole polytechnique, Patrick Lagadec est un expert international de la gestion du risque et de la gestion des crises hors cadre. Il intervient partout dans le monde comme consultant sur le pilotage des situations complexes et chaotiques.

Il est l'auteur d’une vingtaine d’ouvrages dont le dernier « Le Temps de l'invention - Femmes et Hommes d'Etat aux prises avec les crises et ruptures en univers chaotique » a été édité en  2019.

Conception : Doshas Consulting
Responsable de la publication : Didier Ambroise
Rédaction : Cécile Jouanel
Création graphique et réalisation : Agence Biskot.Bergamote
Crédit : Shutterstock

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