Qu’elle se porte sur le détail d’un insecte, un geste, une harmonie, une pensée, un professeur, un artiste, un philosophe, un sportif, un paysage ou la finesse d’évocation d’un souvenir, l’admiration au quotidien est une ouverture d’esprit « qui nous guérit de notre indifférence au réel. » Dès les premières lignes du dernier ouvrage de Joëlle Zask, le ton est donné. Depuis le XVIIIe, admirer est passé de mode. Selon la philosophe, ce verbe d’action provoque pourtant de tels sentiments positifs et de passions joyeuses qu’il suscite un sentiment à cultiver dès le plus jeune âge. Cette « subite surprise de l’âme » comme l’a qualifié René Descartes dans son traité Les passions de l’âme est une prise de contact très salutaire et sans violence avec le monde extérieur, une réalité « considérée aujourd’hui comme une option tant le solutionnisme technique nous promet de nous en débarrasser. »
Observer et étudier le « merveilleux vrai »
Pour admirer, il faut être saisi. « Admirer, c’est s’oublier. » L’admiration, qui nous pousse à faire un pas de côté par rapport à notre petite personne et à tourner le regard, n’est pas volontaire et ne procède pas d’un jugement de valeur. Expérience d’altérité radicale, « elle nous soulage du fardeau d’être soi. » Et de rappeler que les grands savants étaient fréquemment de grands admirateurs, comme Réaumur, observateur remarquable qui pour saisir la part de secret et de mystère dans la nature, parle à propos de ses études sur les abeilles de « merveilleux vrai ». Pour Francis Bacon, penseur anglais du XVIe siècle, « c’est le germe de la science », échos aux propos d’Aristote qui voit dans l’admiration les manifestations de notre désir naturel de connaître. Joëlle Zask écrit « admirer, c’est renoncer à la quête de certitude, à la croyance au savoir absolu et s’aventurer dans le domaine d’élaboration des sciences, ou plus exactement, dans celui de l’esprit expérimental qui est au fondement des sciences modernes. » Pour clarifier une certaine méconnaissance entourant ce nom, que le dictionnaire Le Robert définit comme « un sentiment de joie et d'épanouissement devant ce qu'on juge supérieurement beau ou grand », elle prend soin de le distinguer de la curiosité, qui demandant à être assouvie procède d’un mouvement inverse qui consiste à ramener l’objet à soi et de l’étonnement qui ne s’inscrit pas dans la durée et la mobilité. Elle fait également la différenciation avec l’adulation, un affect qui se réduit « à consommer l’objet, à le faire sien » alors qu’au contraire admirer « est une interaction libre entre des choses et des êtres. » Un pas vers l’autre, sans comparaison, ni hiérarchie.
S’aventurer sur les chemins libres de la pensée
Soulignant les bienfaits et la nécessité de l’exercice, elle note « qu’à l’heure des fake news, d’une suspicion généralisée envers les sciences et ceux qui les pratiquent, du nivellement des opinions, d’un mauvais relativisme, c’est là un grand service que rend le sentiment d’admiration. » Un sentiment qui ne dépend en rien de la place conventionnellement conférée à son objet, nous portant vers « un ailleurs des conventions ». Choses et personnes admirées ne cherchent pas à l’être, sinon elles cesseraient de plaire. Dans cette perspective, la question du comment, bien mystérieux, est au fondement de l’admiration. « Si le sentiment d’admiration est une surprise, c’est aussi parce que nous nous réjouissons de faits qui, tout en atteignant un haut degré d’accomplissement, auraient pu ne pas être. Des faits qui expriment une liberté et non une nécessité, qui nous ouvrent des portes et donc nous permettent à notre tour d’user de nos libertés. Une fois toute contingence écartée, il n’y a plus d’admiration possible. »
L’admiré n’est pas un génie, pour lequel la question du comment ne se pose pas, il ne dispose pas d’un don inné mais s’accomplit à force d’un travail créatif et de labeur. Tout sauf conventionnelle, l’admiration suppose le courage de penser par soi-même et de la volonté. D’emprunter différents chemins au contraire de la virtuosité qui est issue d’une histoire qu’il est possible de reconstituer. Admirer c’est aussi faire des choix, de ne pas tout accepter en bloc de l’objet de son admiration. Remède à l’amour propre, il est le résultat d’un processus qui demande « une curiosité en partie assouvie, une forme d’enquête en même temps qu’une satisfaction subjective. » L’effort ainsi fourni modifie la personne, dans une interaction libre entre les choses et les êtres.
Un antidote à la fascination et au culte de la personnalité
Rien à voir non plus avec la célébrité, un phénomène quantitatif dont l’étymologie signifie grand nombre, affluence et notoriété. « Ce qu’on est seul à admirer n’est pas moins admirable. » Quand Joëlle Zask évoque cette célébrité toujours plus manufacturée et artificielle de notre époque, notamment par le prisme des influenceurs et de l’amplification de la mise en scène de la vie intime et du privé, elle parle de « fanorat » des réseaux sociaux, grandement dépourvus de contenu à transmettre. « Autant la dialectique de l’admiration tire la relation entre l’admiré et l’admirable vers le haut, dans un mouvement d’élévation réciproque de leurs singularités respectives, autant la célébration oriente les interactions vers ce qu’il y a de plus générique dans l’humain, nivelle, uniformise et agrège les individus en foules d’autant plus vastes qu’elles sont médiatisées. » La fascination provoque une dépersonnalisation. L’image et son reflet se confondent alors que « la personne que j’admire me donne des ailes, me fait grandir. » Si la fascination dépossède de soi-même et relève d’un asservissement, l’admiration suppose de se tenir éloigné de l’objet et de trouver la bonne distance. Elle est aussi une bonne manière de se relier aux autres, de faire société loin de tout communautarisme. Alors n’ayons pas peur de l’exprimer et de la partager. A cet égard, la lecture de ce livre est précieuse, inspirante et admirable.
Admirer. Éloge d’un sentiment qui nous fait grandir
De Joëlle Zask
Premier Parallèle, 200 p., 16 €